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2. Peut-on justifier la violence ?

Sommaire

Ceux qui partent d’Omelas” (titre original : “The Ones Who Walk Away from Omelas”) est une nouvelle de l’écrivaine de science-fiction Ursula K. Le Guin publiée en 1973. Cette nouvelle explore les thèmes de l’utopie, de la morale et de l’utilitarisme à travers l’histoire d’Omelas, une cité idyllique dont le bonheur et la prospérité reposent sur la souffrance d’un enfant maltraité et enfermé. Les habitants d’Omelas, au courant de ce sacrifice, sont confrontés à un dilemme moral : accepter ce compromis pour le bien-être général ou refuser de cautionner cette injustice en quittant la ville.

ACTIVITÉ.

Des milliers d’années après la fondation d’Omelas, un grand débat est organisé : doit-on continuer de maltraiter un enfant pour assurer le bien-être du reste de la communauté, ou doit-on cesser cette pratique ? Vous formerez deux équipes, l’une qui défend le fait de continuer cette pratique, l’autre de l’interdire.

Travail préparatoire : A l’aide des textes suivants, vous formulerez des arguments en faveur de votre thèse et vous vous préparerez à répondre aux contre-arguments de l’équipe adverse. Vous chercherez en dehors de ces textes, dans votre réflexion personnelle et vos discussions, d’autres arguments et contre-arguments.

L’évaluation sera double :

  • oral /10 : participation au débat entre les deux équipes
  • écrit /10 : écrire un dialogue dans lequel deux personnages s’opposent sur la question de maintenir ou pas la maltraitance de l’enfant d’Omelas.

2.1. Explication anthropologique de la violence

Les thèses de René Girard dans « La violence et le sacré » (1972) et « Le bouc émissaire » (1982)
Selon René Girard (1923 - 2015), philosophe et anthropologue français, la violence est au cœur des sociétés humaines. Toute société est travaillée par une violence interne que les religions archaïques cherchaient à canaliser. Cette violence est due selon lui à la structure mimétique du désir humain : nous ne désirons pas quelque chose pour ses qualités objectives, mais parce que l’autre possède cette chose. Ce désir mimétique engendre des rivalités et de la violence entre les hommes.
Pour limiter cette violence, les sociétés primitives avaient recours au sacrifice rituel d’une victime, le “bouc émissaire”. En focalisant toute la violence sur cette victime, on ramenait la paix dans la communauté.
Le sacrifice rituel reproduit donc une violence réelle mais afin d’éviter une violence généralisée. Il détourne la violence sur des victimes de substitution pour protéger la communauté.
Extrait : René Girard, La violence et le sacré (1972)
Inséparable d’un état de guerre endémique entre des peuplades qui dévorent tous les ennemis dont elles parviennent à s’emparer, le cannibalisme tupinamba [1] assume deux formes très différentes. On mange sur place le cadavre de l’ennemi tué au cours d’une bataille, sans autre forme de procès. Hors de la communauté et de ses lois, il n’y a pas de place pour le rite ; la violence indifférenciée règne sans partage.
Le cannibalisme proprement rituel ne porte que sur les ennemis ramenés vivants au village. Ces prisonniers vont passer de longs mois, parfois des années dans l’intimité de ceux qui finiront par les dévorer. Ils participent à leurs activités, ils se mêlent à leur vie quotidienne, ils épousent une de leurs femmes. (…)
Le prisonnier fait l’objet d’un traitement double, contradictoire ; parfois il est un objet de respect, et même de vénération. Ses faveurs sexuelles sont recherchées. A d’autres moments on l’insulte, on le couvre de mépris, il subit des violences.
Un peu avant la date fixée pour sa mort, on encourage rituellement l’évasion du prisonnier. Le malheureux est bien vite rattrapé et, pour la première fois, on lui met une lourde corde aux chevilles. Son maître cesse de le nourrir. En conséquence de quoi, il doit voler ses aliments. (…) On encourage, en somme, les actions illégales de la future victime, on la voue à la transgression. La plupart des observateurs modernes sont d’accord pour reconnaître, à ce stade, que le but de l’entreprise est la métamorphose du prisonnier en « bouc émissaire ».
(…)
C’est le destin du prisonnier de jouer et d’incarner plusieurs rôles contradictoires. Il est l’ennemi qu’on adopte ; il occupe la place de l’homme en l’honneur de qui il sera tué ; il est à la fois parent par alliance et hors-caste ; il est honoré et méprisé, bouc émissaire et héros ; on s’efforce de l’effrayer mais s’il montre qu’il a peur, on le juge indigne de la mort qui l’attend. En assumant tous ces rôles éminemment sociaux, il devient un homme au plein sens du terme, illustrant les contradictions que la société suscite : situation impossible qui ne peut aboutir qu’à la mort.

[1]: Les Tupinambas sont des tribus guerrières d’Amazonie, réputées autrefois pour leur cannibalisme.
1. Résumez le sort qui est réservé aux prisonniers de guerre de la société Tupinamba.
2. A partir de cet exemple de sacrifice, expliquez ce qu’est le phénomène de “bouc émissaire”.
Extrait : René Girard, Le bouc émissaire (1982)
« Bouc émissaire »  désigne simultanément l’innocence des victimes, la polarisation collective qui s’effectue contre elles et la finalité collective de cette polarisation.
Expliquez les trois dimensions du bouc émissaire selon René Girard.

Complément 1 : René Girard, le désir mimétique à l’origine de la culture

Complément 2 : vidéo sur le bouc émissaire

 

2.2. Arguments

Extrait : Max Weber, Le Savant et le politique (1919)
S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu et il ne substituerait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’anarchie. La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’Etat – cela ne fait aucun doute –, mais elle est son moyen spécifique. […] Il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques –, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. […] Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime).
1. Expliquez pourquoi, selon Max Weber, l’Etat aurait le droit d’exercer des violences.
2. Donnez des exemples de violences légitimes exercées par l’Etat.
Présentation de la morale utilitariste
L’utilitarisme est une philosophie morale née au XVIIIe siècle sous l’impulsion du philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832), puis de John Stuart Mill (1806- 1873). La morale utilitariste place “l’utile” comme finalité de l’action. L’utilitarisme considère que ce qui est utile est bon et que l’“utilité” peut être déterminée de manière rationnelle. Cette utilité, qui est donc ce que nous devons rechercher à travers nos actions, est le bonheur du plus grand nombre.
La philosophie utilitariste repose sur trois grands principes :
– l’hédonisme, selon lequel le bonheur consiste dans le plaisir ;
– le conséquentialisme, selon lequel une action est moralement bonne si ses conséquences sont avantageuses pour l’ensemble de la communauté ;
– le principe de maximisation du bonheur, selon lequel il faut moralement privilégier les actions ou les politiques qui produisent le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre de personnes (l’utilitarisme cherche à maximiser la somme totale du bonheur et à minimiser la somme totale de la souffrance dans la société).
L’utilitarisme défend donc l’idée que « la fin justifie les moyens »: si la finalité de nos actions est bonne (produire plus de bonheur pour le plus grand nombre), tous les moyens sont légitimes pour parvenir à cette fin.
Les principales critiques faites à l'utilitarisme sont :
– la subjectivité de la notion de bonheur ;
– la difficulté pratique de calculer, mesurer la somme sociale des plaisirs ;
– l’absence de règles absolues, de devoirs inconditionnels, de respect des grands droits humains ;
– la défense dans certaines situations d’actions normalement considérées comme immorales (meurtre, torture, sacrifice, etc.)
Extrait : Jeremy Bentham, Une introduction aux principes de morale et de législation (1789)
Par “principe d’utilité” on désigne un principe qui approuve ou désapprouve toute action, en fonction de son aptitude apparente à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu ; ou, ce qui revient au même mais en d’autres termes, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis bien, de quelque action que ce soit, donc non seulement de chaque action d’un simple particulier, mais également de toute mesure d’un gouvernement.
1. Qu’est-ce que le “Principe d’utilité” ?
2. En quoi ce principe peut justifier certaines formes de violences sociales ?
Extrait : John Stuart Mill, L’utilitarisme (1861)
L’école qui accepte comme fondement de la morale le principe d’utilité ou du plus grand bonheur [l’utilitarisme] pose que les actions sont moralement bonnes dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par “bonheur”, on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par “malheur”, la douleur et la privation de plaisir. […] Ce critère n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur au total.
1. Expliquez en quoi consiste la morale utilitariste à partir de la formule « La fin justifie les moyens ».
2. Montrez en quoi la cité d’Omelas défend une morale utilitariste.
Extrait : Michael J. Sandel, Justice (2008)
Peut-on justifier la torture ? (…) Prenons le scénario de la bombe à retardement : imaginez que vous êtes en charge d’un bureau local de la CIA. Vous capturez une personne soupçonnée d’être un terroriste qui, selon vous, pourrait détenir des informations concernant un dispositif nucléaire réglé pour exploser au cœur de Manhattan plus tard dans la journée. Vous avez même des raisons de croire que cette personne a elle-même placé la bombe. Alors que le temps vous est compté, le prisonnier n’avoue pas qu’il est un terroriste et ne révèle pas non plus où est cachée la bombe. Serait-il légitime de le torturer jusqu’à ce qu’il vous dise où se trouve la bombe et comment la désamorcer ?
L’argument en faveur de la torture s’appuie sur un calcul utilitariste. La torture inflige une douleur au suspect, réduisant significativement son bonheur ou son utilité. Si cependant la bombe explose, elle emportera des milliers de vies innocentes. On pourrait donc soutenir, dans une perspective utilitariste, qu’il est moralement justifié d’infliger une intense douleur à une personne, si cela permet d’épargner un grand nombre de vies et de souffrances. (…)
Certaines personnes peuvent rejeter par principe la torture. Elles ont la conviction que celle-ci constitue une violation des droits de la personne et manque au respect dû à la dignité intrinsèque des êtres humains. Leur opposition à la torture ne relève pas de considérations utilitaristes. De ce point de vue, les droits de la personne et la dignité humaine possèdent une valeur morale qui porte au-delà de l’utilité. Si cette position est correcte, alors la philosophie de Bentham ne l’est pas.
De prime abord, le scénario de la bombe à retardement semble donner raison à Bentham. (…) Même le plus ardent défenseur des droits de l’homme aura du mal, passé un certain seuil, à continuer de soutenir qu’il est moralement préférable de laisser mourir un grand nombre de personnes plutôt que de torturer un seul individu soupçonné d’être un terroriste et de savoir où se trouve la bombe. (…)
Mais le cas de la torture ne montre pas que la perspective de sauver de nombreuses vies justifie d’infliger de graves souffrances à une personne innocente. (…) Cela nous apparaîtra plus clairement si nous modifions le scénario en écartant l’idée de culpabilité présumée de l’individu torturé. Imaginez que la seule façon de contraindre le terroriste présumé soit de torturer sa petite fille (qui ignore tout des activités malfaisantes de son père). Serait-il moralement permis de le faire ? À cette idée, je soupçonne que même l’utilitariste le plus coriace hésiterait. (…)
La seconde version du cas de la torture (celle impliquant la fille innocente) rappelle une nouvelle d’Ursula K. Le Guin (« Ceux qui partent d’Omelas ») qui raconte l’histoire d’Omelas, une cité de bonheur et de célébration civique (…). Dans une cave (…), un enfant est assis. Faible d’esprit, sous-alimenté et laissé à l’abandon, il vit ses jours dans une misère pitoyable. (…)
Cette condition est-elle moralement acceptable ? La première objection opposable à l’utilitarisme de Bentham, celle qui en appelle aux droits humains fondamentaux, conteste qu’elle le soit – quand bien même elle rendrait possible une cité du bonheur. Il est immoral de violer les droits d’un enfant innocent, même si le bonheur du plus grand nombre en dépend.
Expliquez en quoi les arguments utilitaristes sont critiquables, même sil s’agit de sacrifier un seul individu pour le bien-être du plus grand nombre.
Extrait : Gandhi (1869-1948), Lettres à l’Ashram
Ahimsâ ne signifie pas uniquement ne pas tuer. Himsâ signifie causer de la souffrance ou détruire une vie, soit par colère, soit sous l’emprise de l’égoïsme, soit avec le désir de faire du mal. S’abstenir d’agir ainsi est ahimsâ.
La non-violence complète est absence complète de mauvais vouloir envers tout ce qui vit. La non-violence, sous sa forme active, est bonne volonté pour tout ce qui vit. Elle est amour parfait. […]
La non-violence ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence telle que je la conçois est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité. J’envisage pour lutter contre ce qui est immoral une opposition mentale et par conséquent morale. Je cherche à émousser complètement l’épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouvera chez moi une résistance de l’âme qui échappera à son étreinte. […]
Partout où il y a conflit, partout où vous êtes en face d’un opposant, triomphez de lui par l’amour. […] Je m’oppose à la violence parce qu’elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent.
En quoi la non-violence est-elle préférable à la violence, selon Gandhi ?